A la recherche de l’intuition fondatrice

L’itinéraire de Jean Eudes témoigne d’une certaine précocité dans son désir de se donner à sa vocation (cf. Mémorial des bienfaits de Dieu[1].) On y découvre son désir de se consacrer à Dieu, son zèle pour se former au collège des Jésuites, son souhait de rejoindre...

1/ Jean Eudes, missionnaire fondateur

1.1/ Missionnaire précoce et tenace

L’itinéraire de Jean Eudes témoigne d’une certaine précocité dans son désir de se donner à sa vocation (cf. Mémorial des bienfaits de Dieu[1].) On y découvre son désir de se consacrer à Dieu, son zèle pour se former au collège des Jésuites, son souhait de rejoindre une nouvelle manière de vivre comme prêtres, en communauté apostolique, engagés ensemble dans des missions paroissiales, à la rencontre des populations ; c’est à l’Oratoire qu’il souhaite se donner, dans l’élan de ses 21 ans, pour accomplir sa vocation.

10. J'ai été reçu et suis entré dans la Congrégation de l'Oratoire, en la maison de Saint‑Honoré, à Paris, par son fondateur le Révérend Père de Bérulle, l'an 1623, le vingt‑cinq de mars. 

Sa vie oratorienne est marquée par des actes de courage et de don de soi au service des pestiférés (Argentan et Caen) et par de nombreuses missions intérieures. Même sa prédication est précoce : « 12. J'ai commencé à prêcher en la même année 1623, par le commandement de mes Supérieurs, quoique je n'eusse point encore d'ordres sacrés. »

C’est aux missions que Jean Eudes a consacré son énergie et tout son ministère, il est avant tout missionnaire comme il aimait signer certains de ses courriers. Et à la fin de sa vie, au retour d’un voyage crucial à Paris en 1679 il écrit :

« 103. En revenant de Paris, l'agitation du coche dans lequel j'étais, passant par un chemin plein de grosses pierres, me causa une descente de boyaux qui m'a fait beaucoup souffrir selon le corps, et bien davantage selon l'esprit parce que cela m'ôta le pouvoir de travailler au salut des âmes dans les missions. »

1.2/ Fondateur : le tournant de 1641

Dans son Mémorial, le P. Eudes a une attention particulière sur l’année 1641.

Il commence par faire  mémoire des missions qu’il a accomplies, avec une insistance particulière sur les commanditaires et sur les fruits :

  1. L'an 1641, je fis cinq missions toutes pleines de bénédictions très grandes: La première à Urville, vers Falaise, au diocèse de Bayeux. La deuxième à Remilly, au diocèse de Coutances, qui fut demandée et défrayée par M. et Mme de Montfort, sœur de M. de Bernières. Ce fut en la mission de Remilly, que je commençai à faire des entretiens particuliers aux Ecclésiastiques. La troisième à Landelle, au même diocèse, que M. de Renty nous fit faire. La quatrième à Coutances, que M. Le Pileur, grand‑vicaire de Mgr de Matignon, Évêque de Coutances, procura et défraya. La cinquième en la ville de Pont‑Audemer, au diocèse de Lisieux, durant l'Avent, que Mgr Cospean, Évêque de Lisieux, défraya.

Cette référence aux missions a du sens pour comprendre ce qui est en train de se passer pour Jean Eudes, car il le reconnaît :

  1. En cette même année 1641, Dieu me fit la grâce de former le dessein de l'établissement de notre Congrégation, dans l'Octave de la Nativité de la sainte Vierge. 

Nous sommes en septembre, mais un mois plus tôt :

  1. En cette même année 1641, au mois d'août, Dieu me fit une des plus grandes faveurs que j'aie jamais reçues de son infinie bonté; car ce fut en ce temps que j'eus le bonheur de commencer à connaître la Sœur Marie des Vallées, par laquelle sa divine Majesté m'a fait un très grand nombre de grâces très signalées. Après Dieu, j'ai l'obligation de cette faveur à la très sainte Vierge Marie, ma très honorée Dame et ma très chère Mère, dont je ne pourrai jamais assez la remercier. 

Puis Le texte se poursuit :

  1. En cette même année 1641, Dieu m'a fait la grâce de commencer l'établissement de la Maison de Notre‑Dame de la Charité, le jour de la Conception Immaculée de la très sainte Vierge. Deo gratias.

Le déroulement linéaire du récit par Jean Eudes lui-même montre une concentration : deux projets de fondations en trois mois, la Congrégation de Jésus et Marie et de l’Ordre Notre Dame de Charité. Le  P. Paul MILCENT souligne la place de Marie des Vallées : « il lui confia même, sans plus tarder, un projet qui venait de se préciser pour lui : créer lui-même un groupe de prêtres qui prendraient la charge d’un séminaire d’ordinands. [2]» En connaissant davantage l’expérience de Marie des Vallées, on peut percevoir dans cette concentration comme l’expression de l’urgence des temps, celui de la conversion et du retour à Dieu, aussi bien pour les femmes dont s’occuperont les Sœurs que pour le peuple dont s’occuperont les prêtres formés dans les séminaires. La prédication du salut offert par la miséricorde de Dieu à laquelle Jean Eudes est poussé et confirmé par Marie des Vallées dans son expérience mystique est certainement le motif de fond de ce que Jean Eudes s’applique à mettre en œuvre. 

Nous voici en mars 1643 :

  1. L'an 1643. Notre‑Seigneur et sa très sainte Mère nous firent la grâce, par un excès de bonté, de commencer l'établissement de notre petite Congrégation, le 25e de Mars, jour auquel le Fils de Dieu s'est incarné, et la Sainte Vierge a été faite Mère de Dieu. 

Le P. Joseph CAILLOT, cjm, aime ainsi présenter ce moment de fondation, en terme d’intuition géniale :

« C'est, en d'autres termes, pour qu'il y ait des chrétiens mieux formés et plus conscients de leur grâce baptismale qu'il faut aussi à l'Église des prêtres mieux formés et plus aptes à remplir leurs fonctions pastorales : cette double perspective éclaire la décision que Jean Eudes (qui est toujours jusque-là prêtre oratorien !) commence à concevoir en 1641 et qu'il traduit dans les faits en 1643, de fonder une Congrégation Nouvelle, dont les membres seront destinés à la fois aux Exercices des Missions et aux Exercices des Séminaires. Le coup de génie, le coup d'audace est là : les formateurs sont aussi des évangélisateurs, et réciproquement : tels sont les vrais pasteurs selon le Cœur de Dieu. Et l'existence chrétienne, telle qu'elle continue et accomplit la vie de Jésus, ne se divise jamais.

Jean Eudes ne manque pas de chercher du côté du Ciel une confirmation de son intuition, il précise :

  1. En cette même année, nous fîmes deux grandes missions, dont les fruits furent extraordinaires, et surpassèrent ceux de toutes les missions précédentes, comme si Notre‑Seigneur avait voulu faire voir clairement à tout le monde qu'il était avec nous, et qu'il était l'auteur du susdit établissement. 

En prêchant de nombreuses missions en Normandie et en plusieurs diocèses de France, Jean Eudes était en contact direct avec ses contemporains. Cela lui permettait de comprendre les urgences de son temps. Il s’est personnellement impliqué de manière à trouver des voies nouvelles pour y répondre. Pour lui, l’urgence est que les fruits des missions demeurent par-delà le passage des missionnaires pour que la miséricorde s’inscrive dans l’expérience vivante de ceux et celles qu’elle sauve. C’est à partir de là que nous devons comprendre ce qu’il fonde.

2/ Le contenu de la fondation

2.1/ Former des éducateurs de la foi du peuple chrétien

2.1.1/ Les publications

C’est le temps de ses premières publications, notamment La Vie et le Royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes (1637), manuel de vie chrétienne à l’usage de tous ceux qui, ayant accès à l’instruction, voulaient approfondir leur expérience spirituelle. Ainsi Jean Eudes s’inscrit dans l’élan donné par Bérulle avec la fondation et le développement de l’Oratoire de France, dans une école spirituelle et apostolique. Ecrivain infatigable, Jean Eudes écrit et fait publier tout au long de sa vie. C’est un point d’appui pour proposer le doctorat : une doctrine spirituelle qui s’inscrit dans toute l’évolution d’une vie et qui déploie l’intuition fondatrice. 

2.1.2/ Les collaborations

On sait que des laïcs étaient impliqués dans l’activité missionnaire de Jean Eudes, et qu’ils l’ont soutenu dans ses projets de fondation. Il est remarquable que ce sont les mêmes qui ont financé les missions et les fondations (séminaires et maisons de Notre Dame de Charité). Notons le grand nom de Gaston de Renty, si proche de Jean Eudes et grand acteur du renouveau catholique de son temps :

Il est probable que son ami Jean de Bernières fut présent à la mission que défrayait la sœur et le beau-frère du grand spirituel ; il dut être heureux de ce qu’il voyait car il désirait avec passion, lui aussi, un renouveau évangélique de l’Eglise. (…) Jean Eudes avait été appelé (à Landelles) par un homme encore très jeune mais déjà investi de grosses responsabilités : Gaston de Renty (1611 – 1649). Âgé de trente ans, marié et père de famille, Renty était un ami de Bernières (…) il allait devenir un des plus fidèles et proches amis de Jean Eudes et subvenir aux frais de sept missions animées par lui. [3]

Nous pouvons comprendre des laïcs associés à la prière : ainsi à Rennes, Jean Eudes signe un acte d’associaiton aux prières de la Congrégation de Jésus et Marie[4] avec Jean Fontaines et Catherine Coupart, son épouse, de la paroisse de Saint-Germain de Rennes. 

Ce sont aussi les prêtres associés qui partagent la mission.

Le P. Eudes ne s’était pas contenté, au hasard de ses missions, d’appeler des auxiliaires inconnus, que nous pourrions désigner par l’expression d’associés occasionnels ; il avait aussi formé de vrais missionnaires, qui étaient pour lui des associés habitués. (…) C’est d’ailleurs parmi les anciens associés de ses missions oratoriennes que le P. Eudes recrutera les premiers membres de la Congrégation de Jésus et Marie.[5]

2.1.3/ Les laïcs consacrés

Jean Eudes apporte une réponse à travers les confréries qu’il établit au lieu même de la mission, pour y conserver un culte et une catéchèse, ou encore pour y assurer le service des pauvres. Lors de la mission à Autun et à Beaune, en 1648, il met en place les prémices d’une sorte de tiers-ordre, la Société du Très Saint Cœur de la Mère Admirable, rassemblant des femmes consacrées vivant dans le monde, assurant le suivi de la vie paroissiale (catéchèse, culte, charité…). La présentation historique du Règlement de cette Société affirme[6] :

Il paraît certain que le P. Eudes enrôlait dans cette Société les âmes d'élite qu'il rencontrait dans ses missions, et qu'il les groupait en petites réunions sous la tutelle d'un directeur, quand elles étaient un certain nombre dans une localité. Il est hors de doute aussi que chacun des Séminaires eudistes devint un centre de l'Association, ainsi que les divers Monastères de Notre-Dame de Charité où était établie la Confrérie du Sacré Cœur de Jésus et de Marie; et ainsi elle prit une rapide extension, du vivant même du P. Eudes, surtout en Normandie et en Bretagne.

Cette fondation, aussi, se fait en lien avec la même attention aux fruits durables et à a fondation des séminaires. En grand nombre en Bretagne et en Normandie, ces femmes consacrées et séculières jouèrent un rôle considérable pendant les années de la Terreur révolutionnaire pour entretenir la flamme de la vie chrétienne. C’est de leurs rangs que sortirent Ste Jeanne Jugan ou la vénérable Amélie Fristel, elles-mêmes fondatrices de Congrégations au XIXème siècle.

2.2/ Former des prêtres, pour former Jésus dans le Peuple de Dieu

Le souci de Jean Eudes de conserver et faire fructifier les fruits de la mission rencontra la question de la formation des prêtres, car c’est dans la mesure de la collaboration avec le clergé local pendant et après la mission que des fruits pourraient durer. Ainsi son effort va se porter sur la formation des prêtres et de ceux qui prendront le nom de séminaristes, pour passer des missions ponctuelles à la création d’un tissu solide :

Dès 1641, il prend l’habitude de réunir des prêtres chaque semaine au cours de ses missions, et il peut toucher du doigt les résultats : mise au point des connaissances ou même conversion profonde. Cet enseignement donné aux prêtres se retrouve développé dans les livres qu’il a écrits et publiés par la suite : Le bon Confesseur (1666), Le Mémorial de la vie ecclésiastique et Le prédicateur apostolique (ouvrages posthumes, 1681 et 1685). D’autre part, il a acquis, au cours des missions, l’expérience d’une collaboration fraternelle avec d’autres prêtres, et certains sont devenus pour lui des coéquipiers très aimés et souvent admirés : les bienfaits que le sacerdoce peut attendre de la vie commune lui devenaient ainsi manifestes. [7]

La mise en place d’un séminaire d’ordinands devenait un projet impérieux. Jean Eudes aurait sans doute aimé l’accomplir au sein de sa famille oratorienne. Pour diverses raisons, non élucidées clairement, il a pris le risque de se séparer de ses frères de l’Oratoire[8]. Voici comment un biographe[9] indique la volonté de Jean Eudes de regrouper dès le départ des prêtres en congrégation :

Dès lors est aussi fixé le nom de la nouvelle Congrégation : ses membres s'appelleront Prêtres du Séminaire de Jésus et Marie. Et que l'on ne croie pas que ce nom de séminaire exclue celui de Congrégation. Le P. Eudes voulait bel et bien fonder une Congrégation, (…), et les lettres‑patentes elles‑mêmes n'apportent aucune limitation. Or, si on avait voulu restreindre l'autorisation à la ville ou au faubourg de Caen, la clause restrictive aurait été certainement énoncée, et elle ne l'est pas; loin‑de là. N'y lit‑on pas que, au moyen de ce séminaire et de ses prêtres, le dit seigneur Evêque et ses successeurs et, à cet exemple, ceux des autres diocèses pourraient utilement pourvoir aux œuvres et nécessités qui se présentent journellement en leurs charges et remplir les bénéfices et offices ecclésiastiques de personnes qui s'en acquitteront dignement à l'honneur de Dieu et à l'édification de l'Eglise ? Ce séminaire de Caen est donc bien un premier séminaire de province, destiné à servir de modèle à d'autres, spécialement en Normandie; et rien n'empêche que les évêques ne s'adressent aux prêtres de ce séminaire, dont le nombre n'est pas limité, pour en établir de pareils chez eux.

La motivation essentielle de sa fondation est missionnaire. La forme nouvelle que Jean Eudes donne, - avec d’autres réformateurs -, aux séminaires demandés par le Concile de Trente est éclairante : ce sont des maisons animées par des missionnaires qui reçoivent, pour une période brève et déterminée, des prêtres ou des ordinands, pour leur donner une formation spirituelle et pastorale. Ce ne sont pas des centres d’études, comme ils le sont devenus, mais bien des maisons animées par des pasteurs pour former des pasteurs.

Dans une lettre[10] adressée à ses confrères en mission à Honfleur, de décembre 1657, Jean Eudes énonce clairement la dynamique apostolique qui l’animait et qu’il a donnée à sa Congrégation :

 …je vous recommande, de vous bien persuader que, pour connaître ce que Dieu demande de vous en cette occasion, vous devez vous souvenir que la Congrégation a été établie de Dieu en son Eglise, et qu'il vous a fait la grâce de vous y appeler, pour ces trois fins : La première, pour vous donner les moyens d'arriver à la perfection et à la sainteté conforme à l'état ecclésiastique. La deuxième, pour travailler au salut des âmes par les missions et les autres fonctions du sacerdoce, qui est l'œuvre des Apôtres, l'œuvre de Notre-Seigneur, qui est si grand et si divin qu'il semble qu'il ne peut y en avoir de plus grand ni de plus divin. Néanmoins il y en a un qui le surpasse : c'est celui de travailler au salut et à la sanctification des ecclésiastiques, ce qui est sauver les sauveurs, diriger les directeurs, enseigner les docteurs, paître les pasteurs, éclairer ceux qui sont la lumière du monde, sanctifier ceux qui sont la sanctification de l'Eglise, et faire dans la hiérarchie de l'Eglise ce que les Séraphins et les Chérubins font dans la céleste patrie. Voilà la troisième fin pour laquelle Dieu a voulu établir notre petite Congrégation dans l'Eglise, et pour laquelle il nous y a appelés par une miséricorde incompréhensible et dont nous sommes infiniment indignes. Il veut mettre entre nos mains ce qu'il a de plus précieux, la plus illustre portion de son Eglise, ce qui lui est plus cher que la prunelle de ses yeux, le cœur de son corps mystique, c'est-à-dire les ecclésiastiques ; c'est la sainte famille dont il veut que nous ayons le soin et la conduite.

Jean Eudes met en place une organisation originale, propre à supporter les variations de l’histoire : que les formateurs soient aussi les évangélisateurs, et réciproquement. Aussi allait-il conjoindre les Exercices des Missions et les Exercices des Séminaires. Mais le Fondateur précise :

« Les intérêts du séminaire sont préférables à tout ce qu’on peut faire au dehors. Si au milieu d’une mission nous apprenions que l’in eût besoin de nous pour cette œuvre excellente entre toutes, nous devrions laisser immédiatement la mission et courir au séminaire comme au feu » [11]

Les missions telles que les Eudistes les vivent restent compatibles avec la charge des séminaires ; ce sont des prédications qui mettent en œuvre ce qui est enseigné par ailleurs aux ordinands. C’est aussi en fonction des fondations faites en faveur d’un séminaire que les Eudistes sont engagés dans les missions, et pour maintenir l’œuvre du séminaire il faut accomplir la mission liée à la fondation !

Il faut noter également le Collège de Lisieux, que Jean Eudes accepta en lien avec la prise en charge du séminaire dans cette même ville ; les Règles primitives précisent que c’est à titre unique que la Congrégation s’investit dans cette mission auprès des jeunes. Jean Eudes prendra le soin de préciser dans le Directoire les attitudes des Eudistes engagés dans l’éducation au Collège, ce qui nous est aujourd’hui précieux. Même si il y a cette précision de l’unicité, le fait d’avoir inscrit dans le Directoire les règles pour le collège dit plus que le fait, inscrit dans la durée possible.

Les fondations sont posées, non pas tant en termes d’institutions mais en termes de déploiement d’une même intuition fondatrice, posant de véritables pierres sur lesquelles pourront s’élever des institutions et d’autres encore, sous des formes inédites. 

3/ Les évolutions dans l’histoire

Les développements de la petite Congrégation se poursuivirent sur les bases posées par le fondateur jusqu’à la Révolution. En 1790, la Congrégation comptait 25 établissements répartis en 13 diocèses. 13 grands séminaires[12], 3 petits séminaires[13], 4 collèges[14], 3 cures de paroisses et 2 résidences (dont Les Tourettes à Paris depuis 1703). Il est intéressant de voir que la visée première était pour les membres de la Congrégation d’allier la formation des futurs prêtres et l’accomplissement des missions intérieures.

Le généralat du P. Ange Le Doré (1870-1916), a été marqué par une forte expansion en dehors de France.

En 1883, sur la demande expresse du Pape Léon XIII, un petit groupe d’Eudistes prit en charge le séminaire de Cartagena, en Colombie. La Congrégation retrouvait ainsi sa mission de formation des prêtres, qu’elle n’avait pu reprendre en France. Cette fondation de Cartagena a été le début d’une implantation qui allait largement s’étendre en Amérique Latine.

En 1890,  un autre groupe d’Eudistes quittait la France pour le Canada, afin de prendre en charge un collège, dans une région francophone de la Province de Nouvelle-Ecosse. Ainsi commençait en Amérique du Nord une implantation qui allait se développer, notamment dans la Province de Québec et aux Etats-Unis, au service de l’éducation des jeunes, travaillant aussi, en certains lieux et à certaines périodes, dans le domaine de la formation des prêtres et dans le ministère paroissial. Regardons par exemple l’évolution au Canada[15]. L'archevêque d'Halifax souhaitait établir une institution d'enseignement supérieur pour les jeunes hommes. Les premières fondations furent un collège, la prise en charge de paroisses et un juvénat propre aux Eudistes. Et trois ans plus tard Mgr O'Brien fit aussi appel au services des Eudistes pour la fondation à Halifax d'un séminaire interdiocésain. Il est intéressant de noter ces diverses missions réunies outre-Atlantique dès le commencement de ce qui sera la Province d’Amérique du Nord.

Pour la suite, je cite le site qui relate ce que les confrères appellent « l’épopée de la Côte Nord » :

La Côte-Nord du fleuve Saint-Laurent est l'une des plus vieilles terres du monde; son territoire, parsemé de forêts et de rivières tumultueuses, s'étend à perte de vue. Les populations amérindiennes côtoient les populations blanches dans les villages répartis sur plus de 1,000 kilomètres de côtes. En 1903, une cinquantaine d'Eudistes prêtres et de séminaristes, chassés de France, arrivent au Canada. Les séminaristes vont poursuivre leurs études à "Holy Heart Seminary" alors que dix des prêtres émigrés reçoivent l'obédience de s'établir dans les missions de la Côte-Nord du Québec. En août de la même année, quatre autres Eudistes, précédemment arrivés, se joignent à ce contingent; les 14 missionnaires s'embarquent donc sur un navire et gagnent, par groupes de deux, leurs postes respectifs. C'est le début de l'épopée eudiste sur la Côte-Nord.

Dans les autres parties du pays, les fondations allièrent une participation à la formation en séminaire (Rimouski, Chicoutimi), la prise en charge de paroisses et de postes missionnaires et la fondation de collèges. La majorité travaillait dans les collèges, sans délaisser les exercices des missions et les exercices des séminaires.

On pourrait reprendre chaque implantation et en tracer l’histoire, pour y déceler l’intuition fondatrice à l’œuvre. En 1958, la Province eudiste de France s’est engagée au service de l’Église de Côte d’Ivoire, par la création du séminaire national d’Anyama. Cette implantation en Afrique de l’Ouest se poursuit dans d’autres pays, avec cette quête qui au fond est celle de notre question: qu’est-ce que la tradition nous donne comme repères pour accueillir aujourd’hui de nouvelles missions ? Autre continent, l’Asie, vient d’être abordé, il y a quelques années, par la Congrégation. Que feront les Eudistes aux Philippines ? Vers quelles missions s’orienteront ils en fonction d’un héritage ? Les autres Provinces voient les missions évoluer vers des formes spécifiques comme en Colombie, ou dans des formes plus traditionnelles avec les séminaires dans certains pays.

Conclusion : chaque génération à la recherche de la veine d’une pierre précieuse

La lecture rapide à la fois de la figure du fondateur et de l’histoire de la fondation laisse ressortir comme une veine, comme on parle de veine dans la terre pour y déceler des pierres précieuses. Le terrain est tourmenté, il faut creuser le rocher pour dégager le joyau mais sans trop abîmer ce qui le maintien entier ! Ici, la veine est l’intuition d’un homme à un moment donné qui veut répondre à ce qu’il perçoit comme impérieux : il faut s’engager dans la formation des prêtres pour que les fruits reçus par le peuple lors des missions de renouvellement de la vie chrétienne puissent durer et se transmettre aux générations à venir. Or cette formation peut être initiale (dans des séminaires) ou continue (dans l’accompagnement des prêtres), les missions peuvent être ponctuelles ou stables (paroisses), la transmission (autrement dit l’éducation) peut se faire dans les familles (vie chrétienne) ou dans des institutions (collèges).

Cette veine en trois formes a eu une réalité tangible dans l’expérience de Jean Eudes et de ses premiers compagnons, non pas de manière exemplaire ou dans des formes définitives s’il en est, mais il y a eu la fondation de séminaires, de maisons de missionnaires et d’un collège. Dans son sillage, d’autres ont poursuivi, reconnaissant que ce que leur fondateur avait perçu comme appels était au-delà du moment et du lieu. Et les descendants au fil des siècles et sous des cieux divers ont cherché et cherchent à mettre au jour la veine de pierres précieuses dans ces trois directions de formation, de mission et d’éducation. Comme dans une roche, la veine de la pierre précieuse n’est pas linéaire, elle est variée en épaisseur et en intensité, parfois elle semble s’exténuer puis elle jaillit de nouveau, une autre et la même ! Il en a été ainsi lorsqu’en 1931 à nouveau un séminaire était confié aux Eudistes, le Grand Séminaire de La Rochelle, renouant avec leur tradition.

Nous pouvons regarder notre histoire de cette manière, en cherchant ce qui au fond est la pierre précieuse qui se montre, et en quoi elle est aujourd’hui précieuse. En effet, la fondation se dit dans des formes mais ne s’y réduit pas. Le caractère précieux de la veine tient à la pierre et non à elle-même comme forme. Il peut arriver de confondre forme de la veine et préciosité de la pierre… dans ce cas, on rejette une forme en oubliant ce qu’elle portait de précieux.

Au cours de l’histoire, chaque génération doit refaire le travail pour dire l’intuition qui a conduit à la fondation. Certes, c’est en recevant ce que d’autres ont pu en dire que la parole viendra, mais on ne peut en faire l’économie sous peine de ne plus voir la veine de pierre précieuse et de chercher ailleurs, de ne plus saisir la grâce qui se déploie dans l’histoire de la Congrégation, de devenir incapable d’en rendre compte pour que d’autres s’attèlent à poursuivre son déploiement.

A nous de nous situer avec justesse, dans la liberté et la fidélité, à l’égard de nos traditions. C’est dans cette provocation à « de nouveaux départs, à de nouvelles rencontres, à de nouveaux débats » que nous pourrons mettre en lumière la vérité de l’intuition fondatrice, cette vérité qui tout en demeurant au-delà des formes ne se donne que par elles.

 

P. Jean-Michel AMOURIAUX cjm
A Rennes, le jeudi 14 mai 2015

[1] MEMORIALE BENEFICIORUM DEI. Jean EUDES, Œuvres Complètes, Vannes – Paris, 1905 – 1911,  vol. XII 103-135.

[2] P. MILCENT, St Jean Eudes, un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Cerf, Paris, p. 98.

[3] P. MILCENT, St Jean Eudes, un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, op. cit. p. 96).

[4] OC XII 179-180

[5] C. BERTHELOT DU CHESNAY, Les missions de saint Jean Eudes, op. cit. p. 41-42.

[6]  OC VIII p. 610.

[7] P. MILCENT, Saint Jean Eudes, Bloud et Gay, Paris, 1964, p. 15.

[8]  voir pour plus de détails in P. MILCENT, St Jean Eudes, un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Cerf, Paris, p. 129.

[9] D. BOULAY, Vie de Jean Eudes,  t. 1, ch 18, Derniers apprêts, 1642,  p.454.

[10]  OC X 417-418.

[11] Cité par G. de BERTIER de SAUVIGNY, Au service de l’Eglise de France – Les Eudistes 1680-1791, Ed° S.P.M., 1999, p. 501.

[12] Caen (1643), Coutances (1650), Lisieux (1653), Rouen (1658), Évreux (1667), Rennes (1670), Avranches (1683), Dol (1701), Senlis (1704), Domfront (1727), Valognes (1729), Blois (1744), Sées (1744).

[13] Rennes (1698), Caen (1760), Lisieux (1763).

[14] Lisieux (1653), Avranches (1693), Domfront (1727), Valognes (1729).

[15] Ce passage reprend des éléments de http://www.eudistes.org/amerique.htm

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