Pour une consécration.

Une réflexion sur l’incorporation à la congrégation de Jésus et Marie dans le contexte de l’année de la vie consacrée.

Introduction

L’incorporation à la congrégation de Jésus et Marie est une consécration. Les Constitutions nous la présentent comme réponse à un appel que Dieu nous fait (Cst 75). L’appel précède la réponse. Quand nous parlons de consécration d’une personne à Dieu, nous insistons facilement sur l’acte humain de la personne, et nous laissons dans l’ombre l’appel de Dieu. Ce n’est pas Abraham qui prend l’initiative de chercher Dieu mais c’est Dieu qui va au-devant, l’appelle, le déstabilise, l’envoie. La vie d’Abraham est une perpétuelle réponse au Dieu sauveur. Nous disons qu’Abraham est notre père dans la foi (Cf Rm 4,16). Ce qui lui arrive nous arrive à nous et encore plus si nous le considérons à la lumière de Jésus-Christ.

Dans la consécration, Dieu commence par nous consacrer à lui. Parce que Dieu nous consacre pour lui, pour son dessein de salut, nous pouvons donner comme réponse un acte propre de consécration. Sans nous enlever du monde, il nous fait entrer dans son monde divin. Toute consécration adulte comme l’incorporation d’une personne dans la Congrégation n’est pas en tout une réalité nouvelle. C’est la consécration du baptême qui revit pour une mission nouvelle dans l’Eglise, dans un contexte nouveau dans lequel le chrétien assume des engagements propres.

Pour nous parler de la vie consacrée, le pape François veut que nous pensions notre consécration aux trois moments de notre vie, le passé, le présent, et le futur. La consécration couvre toute l’existence, et pour cela, elle est perpétuellement vivante, présente et nouvelle.

Regardons le passé, et nous ne pouvons rien moins que le regarder avec gratitude. Si quelqu’un a eu ce regard, c’est bien saint Jean Eudes dans son Mémorial des bienfaits de Dieu. Chaque événement fut un passage de Dieu dans sa vie qui a laissé des traces de bonté et de gratuité. Quand nous exprimons notre incorporation, nous avons déjà le passé. C’est le moment de recueillir tout ce passage aimant de Dieu dans la vie, et, reconnaissants, rendre grâces. Ceux qui ont déjà un certain temps d’incorporation, nous devons faire de même. Tout passage de Dieu est don, grâce, faveur. Tout est gratuit, et de notre pauvreté, nous ne pouvons rien moins que remercier celui qui est riche en miséricorde.

La consécration a son présent palpitant dans notre vie ; Elle a une date, une heure, un lieu, des témoins. Saint Jean Eudes nous invite à le faire corde magno et animo volenti. Je voudrais rappeler la traduction que, à un moment donné, nous livrait le P. Hipolito Arias, avec enthousiasme et intrépidité. Enthousiasme, en nous rappelant que ce mot signifie l’action de Dieu (theos). Se laisse habiter par la force de Dieu. Se laisser entraîner par le pouvoir sauveur. Quand Jean Eudes parlait du Grand Cœur, il voulait que nous comprenions non notre cœur mais le Cœur du Christ, grand, riche et puissant parce que divin. L’intrépidité : un mot pour traduire le grec parrèsia dont on parle dans la Bible, parrèsia faite de courage et de liberté. Le Pape François recourt souvent  a elle pour inspirer notre travail, vécu souvent dans la faiblesse et la pauvreté, mais en même temps fort et puissant par la force du Dieu qui nous habite. Pour faire l’incorporation comme un acte de consécration présent, nous ne pouvons rien moins que rappeler saint Paul qui transmettait son expérience de faiblesse, inondée par la force de Dieu.

 La consécration a un futur. Non pas une illusion, mais un acte posé par le Christ dans le temps : son incarnation, sa mort, sa résurrection qui remplissent le temps et l’histoire. L’espérance n’est pas seulement une fin que peut-être nous voyons lointaine, mais elle nous accompagne sur tout le chemin, semant jour après jour en notre avenir des promesses réelles. Chaque jour, nous faisons des pas dans cette direction sûrs d’être pris par la main par celui qui ouvre la marche, le Seigneur qui nous porte sans cesse dans son mystère, à travers les engagements de notre monde, jusqu’au terminus qu’Il est Lui-même. Dieu nous consacre pour toujours.

Nous ne confondons pas la consécration avec les vœux de religion : pauvreté, chasteté et obéissance. Dans l’histoire de la vie religieuse, au début, on ne les formulait pas. On faisait vœu de baptême, de l’Evangile, de Jésus-Christ. On en vint à formuler les vœux ensuite, mais on les considérait implicites dans le vœu de l’option fondamentale. Nous n’oublions pas que les dons de Dieu sont sans repentance (Rm 11,28-29). Nous nous consacrons pour toujours nous appuyant non sur notre fidélité, mais sur la fidélité du Christ qui nous consacre. C’est Lui L’AMEN en notre vie.

 POUR UNE CONSECRATION

 Nous ne pensons pas à la consécration religieuse par les vœux. Canoniquement, nous sommes une société de vie apostolique. Mais la consécration n’est pas une exclusive des religieux : elle implique un acte fondamental de la vertu de religion. C’est dans ce sens que nous la prenons.

 Qui consacre ? Toute consécration, fondamentalement celle du baptême, est avant tout une réponse. Peut-être l’oublions-nous. Nous pensons qu’elle naît de nous, de notre volonté. Nous oublions que, au plan de la foi, tout commence par le Seigneur. C’est lui qui passe le premier, qui regarde l’homme, l’appelle. Et la consécration est un appel dans la même ligne que celui de tous les appelés : Abraham, Moïse, Jérémie, Marie, les apôtres, Jésus lui-même (Jn 10,36). Initiative divine qui appelle pour une mission, assure la présence de la puissance du Seigneur (Je suis avec toi), et requiert une confiance totale et un engagement ( N’aie pas peur). Une consécration ne cherche pas des volontaires, mais des appelés (Lettres, 1).

Consécration de la Trinité et pour la Trinité. « Allez, de toutes les nations faites des disciples et baptisez-les pour les consacrer au Père, au Fils et au Saint-Esprit » (Mt 28,19). Le eis grec signifie un mouvement vers un terme. Non pas baptiser dans le Nom, mais pour, vers le Nom. Etre baptisé, c’est être submergé dans le mystère de Dieu. C’est un dynamisme qui procède de Dieu et trouve son terme en Dieu. Au baptême, Dieu prend pour lui, se consacre, le baptisé. Il s’établit une relation, un pacte entre le Père, le Fils et l’Esprit d’une part, et le baptisé d’autre part.

  1. Engagements du Père: Il te fait fils… Il t’aime comme on aime son fils (Jn 17,23). Il te donne sa grâce, se donne lui-même (2 Pi 1,4)… il te fait le don de la foi, il t’ouvre à l’espérance par ses promesses dans les Béatitudes (Mt 5,3-12). Il te donne la charité qui est son amour même… il te communique dons, vertus, fruits de l’Esprit Saint… il vient demeurer en toi avec son Fils et son Esprit (Jn 14,23)… il t’attend en sa maison à la fin de tes jours (Jn 14,2-3)
  2. Engagements du Fils: Il te fait membre de son corps et te considère te regarde et t’aime comme lui-même, il nous aime comme le Père l’aime (Jn 15,9). Il veut que nous donnions à son Père le nom de Notre Père (Jn 20,17). Il nous donne son Esprit (Ez 37,14 ; 36,35 ; Ga 4,6). Il nous donne à Marie, sa mère, comme notre mère (Jn 19,27). Il nous nourrit de son corps et de son sang (Jn 6), il se donne à nous comme demeure (Jn 17,24), il nous associe à son triomphe en son règne (Lc 22,29 ; Jn 1722 ; Ap 3,21). Il nous donne son propre nom (Ap 3,12 ; 1 Jn 3,2 ; 1 Pi 2,9)
  3. Engagements de l’Esprit Saint: Il habite en toi comme son Temple (1 Co 3,16). Il s’unit à toi comme un époux ou une épouse (Ap 22,17). Il te sanctifie, t’illumine, t’enflamme de ferveur, te fortifie, te soutient, t’inspire le bien (Jn 6,64 ; 14,26 ; 16,13 ; Ga 5,22 ; Mt 10,20 ; Rm 8,16 etc.).

Le consacré est un disciple :

  1. Il doit suivre le Maître et Seigneur. La première invitation de Jésus à ses disciples est de le suivre (Mc 1,16-20 ; Jn 8,12 ; 12,26). Cette suite suppose : renoncement, déracinement, don sans condition, don de soi comme au premier temps (Lc 9,57-62). C’est un chemin qui va du baptême jusqu’à la mort et résurrection (Lc 9,51 – 19,28).
  2. Adhésion au Christ (1 Co 6,15.19 ; Ep 5,30). Saint Jean l’exprime par l’image de la vigne et des sarments (Jn 15). C’est une adhésion vitale qui comprend tout et engage toute la personne : son esprit, son cœur, ses sentiments. Penser comme lui, aimer comme lui et en lui, avoir en soi ses sentiments (Ph 2,4-5).
  3. Revêtir le Christ: (Ga 3,27 : Col 3,9-10). Se revêtir du Christ c’est le porter intimement comme porter un vêtement. C’est se rendre reconnaissable devant tous de celui que nous présentons. Saint Paul le dit aussi à travers le thème de l’image (1 Co 15,49). C’est faire sienne l’intimité de Jésus (Col 3,12-13). C’est s’inculquer, se laisser porter avec force par quelqu’un.
  4. Demeurer dans le Christ et porter du fruit en lui : (Mt 3,10 ; Jn 6,57 ; 15,1-5.8 ; 1 Jn 2,6 ; 3,24). Une fois qu’on est entré dans le mystère du Christ, c’est pour toujours. Demeurer en Lui, c’est être habité par Lui. Demeure de vie qui donne de produire les fruits propres de la vie chrétienne, toutes les vertus.

Dieu, quand il appelle et consacre, est celui qui signale à la personne ses buts et ses objectifs, son chemin et son itinéraire. Il y a des appels successifs de Dieu, mais toujours dans une ligne précise : le baptême, la consécration, l’incorporation, l’ordination. Ces appels de consécration supposent des ruptures pour une personne : Paul de Tarse, Charles de Foucauld. Paul Milcent écrivait : » je crois que l’ordination a repris et réactivé en moi la consécration baptismale, pour une nouvelle responsabilité dans l’Eglise » [Cité par J. Venard, dans  Le Père Paul Milcent, Eudiste, 1923-2002, p.21].

Et chaque appel de consécration engendre une crise : « Que veux-tu que je fasse ? » Mais ces crises transforment la personne. Non seulement le chemin est différent mais surtout les projets qui engagent la vie se voient différents tout en étant les mêmes. Nous vivons une expérience d’«exode». Partis d’un état (servitudes, égoïsmes) nous marchons toujours en recherche mais pour un but défini non par nous mais par Dieu. Nous avons été libérés, consacrés.

En recevant l’appel à la consécration chacun assume, sérieusement, sa vie et accepte les questions  qui vont avec cet appel. Il ne les élude pas. Il se situe devant une alternative : mon projet de promotion personnelle, ou tout donner pour le salut des autres. Le consacré change ses manières de voir, y compris de faire les choses, parce qu’il a changé sa manière d’être, d’exister. Il est entré dans le « monde nouveau ». Il commence à penser et à parler non pas de l’Evangile, mais à partir de l’Evangile. Au-delà du groupe auquel nous appartenons, par la consécration, Dieu nous introduit dans son grand monde. Nous devons être en discernement continuel pour être sensible à l’amour de Dieu qui nous veut ses témoins de l’Evangile, dans l’exercice de la charité du Royaume, dans un domaine précis.

Cet être nous-mêmes et cette disponibilité totale pour Dieu suppose une grande cohérence entre la tête et le cœur, entre la rationalité et l’affectivité, entre l’intelligence et la sensibilité. Ne pas prendre des chemins distincts : aimer cela même que nous pensons de nous-mêmes. Non pas le cœur en un lieu, et l’esprit dans un autre. Lui nous structure dans la charité (1 Co 13), dans la foi (1 Co 12,3). Il construit la communauté, en garantit l’unité (1 Co 12 ; Rm 12). Comme il a conduit Jésus au désert au moment de la vocation messianique, il nous mène à la mission qu’Il nous confie (Mt 4,1).

Ainsi il y a une relation étroite entre l’appel et la consécration. L’un n’existe pas sans l’autre. L’appel est le point de départ de la consécration. Les appels sont individuels (Ce n’est pas : que vienne quiconque). Y compris l’appel du peuple élu est un appel bien identifié (Dt 7,6-7 ; Mc 3,13). Ce sont des appels qui couvrent toute la vie. Nous sommes des êtres en appel permanent. Attentifs à cet appel permanent, nous répondons de manière permanente à la consécration. Les actes de la vie, les décisions, les étapes que nous vivons vont en cohérence de l’appel-consécration. C’est la découverte continue de la présence de l’appel ; Quand nous oublions l’appel, nous entrons en crise et dans le noir. Les panoramas de la vie peuvent changer, l’appel ne change pas. Il est irrévocable (Rm 11,29). Les choses que nous faisons ont moins d’importance. Ce qui importe, c’est de vivre selon l’Esprit sui nous donne d’agir. C’est moins une vie programmée, et plus une vie projetée. Elle suppose un futur clair. Ce qui est programmé est tant de fois de peu de durée. La vie religieuse ne se vit pas comme un métier, une profession (changeante, à temps partiel, intéressée)… Elle est une vie motivée par un acte d’appel, une vocation.

Libres et heureux dans ce contexte ? La consécration ne peut être prise comme une intervention  malheureuse de Dieu dans ma vie. Il doit y avoir une cohérence entre la vocation, la consécration, et le bonheur, la grâce. Ce qui affecte un des éléments les affecte tous les autres. Si le bonheur manque, on se ferme à la grâce et on tombe dans l’inexplicable d’une vocation et d’une consécration.  La grâce, le don de Dieu, prime comme facteur fondamental : Si Dieu me donne cela, ma vie doit être heureuse et pleine de sens. Je commence à cheminer dans le réel, et non dans la fascination.

La réalisation humaine avec ce que cela implique (satisfaction dans ce qu’on fait, bonheur, paix) est en lien avec la vocation religieuse. Ce n’est pas choisir entre Dieu et ma liberté, mon moi. On ne choisit pas une vocation pour vivre toujours en dégoût. Découvrir cela et le vivre donne maturité et sécurité dans la vie. Non pas des êtres en perpétuelle perplexité. Découvrir et vivre la vie religieuse n’est pas mortifère mais vivifiant.

Parce que l’appel est permanent, je dois le discerner de manière constante. Dieu n’appelle pas au début de la vie, et puis oublie. C’est un présent. C’est le sens du tétragramme YHWH. C’est toujours un appel. Il est toujours appelant. Aujourd’hui, dans cette retraite, dans cette prière, dans ce service, il m’appelle et me consacre. La vocation  est amour, et l’unique manière de le vivre est de le faire dans une atmosphère continuelle d’amour. Le regard de Jésus (L’Autre) s’est posé sur ma vie, pour que, avec les autres (Communauté), je porte son amour aux autres (Mission).

La consécration ne manque pas d’être risque et aventure. Ce que nous engageons ne sont pas autre chose que notre vie, notre temps, notre bonheur et la réalisation de nous-mêmes. Cela suppose un regard de foi mûr, éclairé, solide. C’est :

  • Le risque et l’aventure de se donner totalement à Dieu, en l’aimant pardessus tout (Dt 6,4)
  • Le risque et l’aventure de consacrer toute notre vie au service de l’Eglise et de frères que nous ne connaissons pas encore, sans prévoir les exigences d’un tel engagement (Lc 9,62).
  • Le risque et l’aventure de s’engager pour toujours, jusqu’à la mort, sans connaître les obstacles que nous rencontrerons en chemin (Jn 21,18)
  • Le risque et l’aventure de s’engager en ce monde qu’il faut sauver, sans souffrir la contamination ou le scandale (Jn 17,15-16 ; Mt 10,16).
  • Un exemple : Jérémie. Méditer sa vie. Ses « confessions » : vocation, exigences : célibat, conflits, solitude, persécution, mais trouver la clef de tout cela : « Tu m’as séduit, et je me suis laissé séduire » (Jr 1,1-10 ; 15,10-21 ; 18,19-23 ; 20,7-18). Paul (2 Tm 4,7) : fidèle depuis le premier moment jusqu’au dernier. Marie: elle court le risque d’être mère de Jésus, associée aux risques de la vie de son Fils. Le grand exemple, Jésus-Christ lui-même. Le grand consacré. Il reçut la consécration-mission (Jn 10,36 ; 17,19). Il accomplit sa mission jusqu’au bout : Consummatum est (Jn 19,30). Aujourd’hui, nous continuons cette lignée, appuyés sur la force de Celui qui nous consacre.

Formule d’incorporation.

Nous trouvons dans les Constitutions primitives (OC 9, 322-324) la formule d’incorporation, sous la forme d’une «Protestation». Etymologie : témoigner en public, devant la communauté. Sûrement Jean Eudes, patiemment, l’a pensé et l’a écrite. Comment se passait l’incorporation avant cette année 1658, aux quinze ans de fondation de la Congrégation ?

Ecoutons comment le P. Finel raconte cette étape dans son petit journal : « Le samedi 20 octobre, jour et fête du Très saint Cœur de Marie, à Lyon-sur-Mer, près de La Délivrande, avant midi, une fois dites les litanies selon la coutume et avant le déjeuner, le Père Eudes m’appela à  son bureau et me dit que depuis longtemps il cherchait à me parler et qu’il l’aurait fait mais qu’il attendait ce saint jour. Son intention était de me donner le moyen d’être, si je ne voulais pas y mettre empêchement, un des fils du très saint Cœur de la Mère Admirable, et donner ainsi du relief à la fête de son très aimable Cœur. Je me demandais s’il ne voulait pas me donner et me consacrer à Jésus et à Marie pour vivre selon les maximes de l’Evangile et selon les promesses faites à Dieu au baptême, etc… ad convivendum et ad commoriendum, comme il me l’avait écrit peu auparavant. Alors je consentis, un peu surpris  cependant, n’attendant pas une offre semblable aussi avantageuse pour moi. Il appela ensuite M. Le Mesle. Il répondit plus franchement et généreusement et d’un plus grand cœur, si bien qu’il avait déjà dit oui. Nous étant mis tous les trois à genoux, le P. Eudes fit les élévations à Dieu, à Jésus et à Marie, nous offrant à vivre pour eux dans le temps et l’éternité. Il adora les desseins de Dieu sur lui et sur nous dans la Congrégation, le remercia, s’offrit et s’engagea, demandant pardon des empêchements qu’il avait opposés à son action pour nous, etc… (Annales, I, 134-136).

Il est clair que les démarches canoniques qui nous sont familières aujourd’hui, n’étaient pas alors établies. Les facteurs déterminants qui interviennent  sont l’invitation chaleureuse du P. Eudes, la prière des frères, l’amour accueillant de la Congrégation.

L’incorporation apparaît comme une agrégation à un groupe originel, fondateur de la congrégation. Cette dimension historique, éclairée par l’exemple de l’apôtre Paul, est signe de l’unité diachronique de la Congrégation, comme une famille à laquelle ne cessent de s’agréger de nouveaux enfants. A souligner également l’engagement fondamental qui est pris : VIVRE SELON LES MAXIMES DE L’ EVANGILE ET CONFORMEMENT AUX PROMESSES FAITES A DIEU LORS DU BAPTEME. Langage actuel, langage de toujours. Il évoque les premières consécrations chrétiennes quand les Pères du désert envahirent la solitude pour vivre conformément à l’Evangile. En l’absence d’engagements précisés dans les Constitutions qui n’étaient pas encore rédigées, on recourt au contenu qu’elles exprimeront : Evangile et Baptême. Cette formulation peut être pour nous une clef pour interpréter la portée que le P. Eudes donnera à l’expression : faire la volonté de Dieu manifestée par les supérieurs et les règles et constitutions de la congrégation, quand il met par écrit l’acte d’incorporation.

Tout ceci arrivait là-bas à la fin de 1646. Quand des années plus tard, saint Jean Eudes s’est décidé à mettre par écrit ce que signifiait pour lui l’Incorporation, il ne fit rien d’autre que de recueillir ce qui avait été son expérience et celle de ses compagnons.

Le style de la formule est celui d’une prière consécratoire. Elle dit ce qu’était pour lui la vertu de religion. Elle manifeste la consécration de la personne comme telle, dans sa totalité, avec toute l’ampleur de son devenir et de ses possibilités. Un langage distinct des vœux de religions, schématique et froid, en ce que le consacré s’engage de manière précise à garder pauvreté, chasteté et obéissance, et fait profession dans les mains de ceux qui sont ses supérieurs majeurs.

Avant de commencer l’analyse détaillée, il est bon d’avoir sous les yeux le texte que nous allons étudier :

« Au nom de la sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, moi…., déclare devant le ciel et la terre que je te reconnais et adore, Seigneur Jésus, comme le fondateur, le Supérieur et le Père de cette Congrégation, à laquelle tu m’as appelé en ta grande miséricorde malgré mon indignité.

Avec l’aide de ta grâce, je m’engage à y vivre et mourir pour te servir et honorer avec toute la perfection possible, renonçant totalement à ma propre volonté pour accomplir la tienne, exprimée par mes supérieurs et par les Constitutions de la Congrégation.

Pour cela, je ne donne à toi, Jésus, de tout cœur, et je promets d’être fidèle à cet engagement par amour pour toi. Je te demande cette grâce par les mérites et la prière de tous les saints, spécialement de saint Joseph, saint Gabriel, saint Jean l’Evangéliste, et de tous les saints prêtres et ministres.

Que tout soit amour pour toi et ta sainte Mère. Je me donne à elle et me consacre à elle de tout cœur et la reconnais et vénère comme la fondatrice, la supérieure et la mère de cette Congrégation. Je la supplie très humblement de me recevoir au nombre des enfants de son très aimable Cœur et de m’obtenir les grâces pour m’en rendre digne, afin que je puisse louer, aimer et glorifier la sainte Trinité, avec toi, mon Sauveur, avec ta très digne Mère qui est aussi la mienne, et avec tous les saints maintenant et toujours et pour les siècles des siècles »

 Que saint Jean Eudes l’ait voulu ou non, son texte est construit sous la forme d’une structure chiastique (Chiasme, de la lettre grecque X, chi ; en rhétorique grecque, la correspondance des membres de la prière en forme de X, croisement des structures : A,B,C,D A’B’C’D’) :

  1. Au nom de la Trinité A’ pour la gloire de la Trinité
  2. Jésus, fondateur, père B’. Marie fondatrice, mère
  3. Engagements C’. Promesse d’être fidèle
  4. Congrégation D’. les saints.

JE ME DONNE A TOI DE TOUT CŒUR

Dans cette manière d’élaborer un texte cohérent et d’une force expressive très grande, les éléments se correspondent par paires, de sorte que le premier élément correspond au dernier, le second à l’avant-dernier, Et ainsi de suite. Au centre, l’élément qui demeure peut être considéré comme fondamental.

Analyse du texte

Au nom de la sainte Trinité (A) mis au point de départ  nous renvoie à la source de toute l’œuvre du salut et de la sainteté. C’est l’amour en sa source. En même temps, la Trinité se retrouve au terme du plan de salut (A’), mais cette fois comme la réalisation finale dans un chant éternel « de louange, amour et gloire ». C’est le cadre qui donne vie et sens à la vocation et à la mission de l’eudiste.

Le Seigneur Jésus entre en scène (B) Il est la révélation du Père et de son dessein de salut. L’eudiste s’empresse de l’accueillir comme Fils de Dieu ; « je te reconnais et je t’adore ». Dans son œuvre de salut, entre le fait d’avoir institué la petite congrégation et d’être toujours pour elle son véritable Supérieur et son Père. C’est un sentiment irrévocable dans la pensée de saint Jean Eudes. C’est le Seigneur Jésus qui, toujours dans son œuvre de salut, a appelé l’eudiste. Ce geste dénote l’initiative de Dieu, et fait de l’incorporation une réponse adulte, joyeuse, et engagée. L’allusion à la miséricorde divine ne pouvait manquer ici, le père Eudes voulant que non seulement nous soyons les hérauts de la miséricorde, mais encore que nous nous sentions atteints par cette action de salut. Etre incorporé, c’est être revêtu par cette obligeance aimante. Etant face au Père et à son dessein, face à Jésus et son œuvre de salut, ayant conscience d’être appelé à participer à ce dessein et à cette œuvre, qui ne se sentirait en vérité indigne d’un tel appel ? Le regard profond de foi de saint Jean Eudes l’a ressenti ainsi. Aussi, quelle réflexion théologique ne se cache-telle dans ce « tu m’as appelé » comme un acte historique et permanent de Jésus sur la vie de l’eudiste ? Quel enracinement biblique n’y-a-t-il pas derrière ce terme ?

Dans la contrepartie du chiasme, en B’, est Marie. Inséparable de Jésus, elle occupe cette place et remplit son propre rôle, celui de fondatrice, avec son Fils, celui de supérieure et de Mère, apportant sa tendresse et sa chaleur spécifiques à cette famille. Saint Jean Eudes l’a toujours vue comme la véritable fondatrice avec Jésus, de la petite congrégation, un  acte prolongé par son service de Supérieure authentique et de Mère. Devant elle, l’eudiste réagit comme devant Jésus, avec ses propres actes : la reconnaître, la vénérer. Acceptation filiale, joyeuse, soumise de son rôle dans cette histoire personnelle de salut. A l’action de Jésus qui appelle, correspond en Marie celle de recevoir au nombre de ses enfants, ceux qu’elle a en cette Congrégation. Ce sont les enfants de son très aimable Cœur. Si face à Jésus, nous déclarons notre indignité, maintenant devant sa Mère compréhensive, nous demandons d’être rendus dignes de cet appel et de cette mission. Son « mystère », qui la fait inséparable de Jésus, fonde le fait que devant elle aussi, et comme dans un même acte, l’eudiste ratifie finalement l’engagement et la consécration déjà faites à Jésus comme l’acte central de son incorporation.

Une fois le plan de Dieu reconnu, en ayant conscience d’être appelé à y entrer par Jésus-Christ, et avant de proclamer l’acceptation de cet appel, le texte énumère les engagements que cet acte comprend (C) : Y vivre et mourir : c’est le projet de Dieu. Le geste divin de l’appel n’est ni conditionné, ni temporaire. La réponse non plus. Ensuite servir, honorer et accomplir la divine Volonté. Cela nous semble rappeler le vocabulaire  deutéronomique où vont ensemble inséparablement, le service, l’honneur et l’accomplissement de l’alliance.  Le regard fixé avant tout sur Dieu pour l’adoration et la liturgie. Pour saint Jean Eudes, sensible à Dieu et à sa grandeur,  à la suite de son maître Bérulle, la vertu de religion vient en premier. Comme dans les Constitutions primitives ; avec une fine vision théologique, saint Jean Eudes ne sépare pas cet hommage de ce qui est inséparable : l’engagement à accomplir la divine Volonté. Quelle est-elle sinon le dessein même de salut de Dieu ? Que recherche Dieu pour nous, dans la mission de Jésus-Christ si ce n’est cette œuvre, identifiée comme sanctification ? Deux attitudes éviteront toute équivoque : le renoncement à la volonté propre, et la confiance dans la médiation de l’Eglise, représentée ici par les supérieurs, et l’instrument à leur service : les Constitutions. Ainsi, les Constitutions traduisent cette divine volonté, et les supérieurs y obéissent  pour l’interpréter devant  leurs frères. Pour être dans cette disposition de réaliser la divine volonté, il est nécessaire de prendre l’attitude du serviteur de l’Evangile : renoncement et disponibilité totales pour se donner au projet  de Dieu sur nous, sans réserves.

(C’). Devant l’acceptation libre et responsable des engagements, l’eudiste affirme sa volonté de vouloir « être fidèle à cet engagement ». Dans l’esprit de saint Jean Eudes, la fidélité joue un rôle important : c’est avant tout la fidélité même de Dieu faite grâce dans l’homme, et de là découle la nécessité de l’implorer, elle est le fondement de la stabilité de la vocation ; plutôt que de recourir à notre notion de justice pour donner solidité à cette alliance, il préfère accueillir le Dieu fidèle qui nous communique sa fidélité. A quoi de plus solide et de plus stable pourrions-nous prétendre ?

(D). Les supérieurs et les constitutions : Où rencontrer la volonté de Dieu sur nous ? Dans la Congrégation ici représentée par les supérieurs et les constitutions. Engagés à partir de maintenant dans le projet de Dieu, nous avons besoin de « médiations » qui nous disent où, quand et avec qui nous servons ce plan de salut.

(D’). Comme équivalent de la médiation de l’Eglise, pour assumer les engagements, le texte présente ici la médiation des saints. Ils ont déjà donné la preuve de la fidélité ; ils sont en plus, dans l’esprit de saint Jean Eudes, les saints de Jésus, en une certaine manière, membres de sa Congrégation. Les évoquer et les associer à ce moment, c’est se confier au Dieu qui les a rendus fidèles à son dessein sur eux. Devant notre propre faiblesse, se lève la puissance de la grâce divine.

La formule centrale est sobre au maximum, mais pleine de sens et de force : JE ME DONNE A TOI DE TOUT CŒUR. Ici les deux personnages-clefs entrent en scène : l’eudiste, le « moi » initial, conscient des engagements, de sa faiblesse et de son indignité, et aussi de sa force dans le Christ, dans Marie, dans l’Eglise des saints ; appelé, destiné pour une œuvre acceptée, dans le cadre de la Congrégation, famille en laquelle Dieu l’a choisi et fait grandir. « Moi » catégorique qui, en un geste adulte, se donne à Dieu : A TOI. Immédiatement, ce TOI,  c’est Jésus-Christ, celui qui l’a appelé, mais derrière lui, le Père des Cieux qui se révèle à nous en Jésus-Christ. Et en lui aussi, les frères. C’est le « Christ total », au service duquel celui qui est incorporé se donne, étant donné qu’il assume la divine volonté du salut et se consacre à sa réalisation. Dans le verbe « JE ME DONNE » , la foi de l’incorporé s’exprime. Ce verbe fait partie du vocabulaire de la foi. Il comprend tous les actes de cet engagement : reconnaissance et adoration de Jésus, révélation de Dieu-Père, réponse à l’appel, service et honneur à Jésus, accomplissement de la divine volonté, donnés comme lui au mystère du salut du Père.

L’acte d’incorporation se fait ainsi un moment privilégié de la conversion adulte à la foi, et évoque les engagements du baptême les plus essentiels. En écrivant « DE TOUT CŒUR », qu’a voulu dire saint Jean Eudes ? Nous devons écarter  le fait qu’il s’agirait d’un mot de peu d’importance. Sa théologie du Cœur de Jésus et Marie nous dit avec quelle profondeur il a pris le mot « cœur ». Certainement, il a voulu exprimer ainsi la totalité de la personne qui s’engage. Le cœur biblique qui enferme l’intériorité de la personne responsable qui met au service d’une cause l’ensemble de ses possibilités. Mais qu’est-ce qui empêche de penser que le Père Eudes aurait cherché à évoquer aussi le Cœur de Jésus et Marie ? Quand il explique sa devise, CORDE MAGNO ET ANIMO VOLENTI, il comprend en elle la présence agissante du pouvoir de Jésus et Marie (OC,5, 418 ; 6, 213. 263-265 ; 10, 537)

Considéré en son ensemble, le texte décrit une action qui a son origine en Dieu-Trinité, qui atteint l’homme concret, l’eudiste qui se consacre en Jésus-Christ pour une mission de salut (faire la divine volonté) et retourne à la source dont elle a jailli, au Dieu-Trinité, sous la forme d’une louange et gloire. Dans la première partie du texte (A,B,C,D) cette action descend par Jésus-Christ aux réalités humaines : on la trouve avec l’indignité, le besoin de salut. Elle est médiatisée par l’Eglise (les supérieurs, les constitutions). Elle interroge l’homme et provoque en lui la réponse décidée : JE ME DONNE ; Elle retourne ensuite en chemin montant vers le Père : elle passe par l’homme fidèle, qui s’unit aux saints, à Marie, à Jésus lui-même, pour se transformer en amour, louange et gloire (A’,B’,C’, D’).

Ce mouvement évoque le chemin de l’Incarnation que le Concile a appelé, reprenant l’expression des Pères de l’Eglise, la CONDESCENDANCE divine. C’est également le mouvement de la liturgie dans laquelle se donnent en même temps l’œuvre du salut qui rachète l’homme et le service de la louange et de la gloire de Dieu, par le Seigneur Jésus-Christ. L’acte d’incorporation fait de la vie de l’eudiste une espèce de grande liturgie qui recouvre tout son temps et le donne au service de la gloire de Dieu et du salut du monde. En s’inspirant du chemin de l’Incarnation, cela traduit bien la spiritualité eudiste occupée à vivre en Christ et du Christ et à rendre présents ses états et mystères, en maintenant le regard contemplatif sur la gloire du Père.

Cette action globale se déroule sur l’horizon du monde et de son histoire. De là vient que saint Jean Eudes veut mettre comme témoins « le ciel et la terre », lieu de l’œuvre de Dieu et de sa communication à l’homme. L’acte de celui qui est incorporé n’intéresse pas seulement l’individu et sa famille, la Congrégation, mais encore il s’inscrit dans l’histoire du salut.

Alvaro Torres F. cjm

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